FONCTION DES IMAGES DANS LES OLYMPIQUES DE PINDARE

Etienne Teixeira

Université Cheikh Anta Diop

Dakar-Fann

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    Pindare, dont Quintilien dit qu’il fut «le premier de beaucoup des neuf  lyriques» [1] , a une haute idée de sa mission. Il joue auprès des hommes le rôle particulièrement délicat d’intermédiaire de la divinité. Il importe donc que son message soit entendu sans toutefois lasser les auditeurs. Ne faut-il pas leur rappeler que le bonheur est exposé aux caprices du sort et au démon de l’orgueil? La vie vient des dieux, qui accordent au sage d’ici-bas les prémices de l’immortalité future.

    Pour exposer ces vérités premières, l’image, par ses éclairs fulgurants, fournit un moyen de premier choix. Elle vient à temps illustrer une situation, expliquer une sentence morale ou encore imposer à l’esprit une vision neuve des événements humains.

    Voilà sans doute la raison majeure pour laquelle Pindare élabore avec tant de soin son système d’images.

    Sans qu’il soit nécessaire d’insister sur le caractère concret des images, essayons de préciser quelques-unes de leurs autres qualités. Nous apercevrons ensuite plus facilement le rôle joué par les images dans les XIIe, Xe et Ière Olympiques que nous étudierons en détail [2].

    Les Olympiques présentent un échantillon fort varié d’images visuelles: on a pu parler à cet égard de «petits tableaux» dont le charme égalait les plus fraîches productions picturales» [3]. À l’aide d’un seul terme, le poète suggère parfois une vision très précise. C’est ainsi qu’il souligne, à la fin de la VIe Olympique, la situation politique inconfortable d’Agésias par l’expression «dans une nuit de tempête» [4].

    Ailleurs, l’image extraite du domaine de l’architecture évoque irrésistiblement l’importance d’Eunomia à Corinthe [5], le rôle prédominant de Théron pour Agrigente [6] et, un peu plus loin, un seul vers fixe dans notre mémoire la victoire d’Achille sur Hector:

o[j {Ektor e;sfale‹ Troi,aj

a;macon avstrabh/ ki,ona

(Achille) qui fit tomber Hector, colonne

invincible, inébranlable, de Troie [7].

 

    La joie des amis est rendue avec exactitude et non sans humour par le verbe sai,vnw, utilisé ordinairement pour exprimer les démonstrations de contentement du chien!

 

e;sanan auvti,kV evsloi, [8].

 

    On imagine aisément la foule qui se bouscule autour du vainqueur.

    Souvent d’ailleurs, Pindare ne se contente pas de l’impression visuelle: il vise à produire une sensation globale.

    À la naissance d’Athéna relatée au cours de la deuxième épode (Ol. VII), l’océan «frissonne»: Ouvrano.j e;frixe. L’image visuelle est rendue plus incisive encore par l’appel au toucher.

    La même sensation s’obtient avec le verbe clidw/ à la Xe Olympique: clidw/sa molpa, [9], un chant aux molles inflexions.

    L’éducation d’Evadné confiée aux soins d’Apollon présente quelques traits inattendus; le poète y fait délicieusement allusion en sollicitant nos impressions sensitives:

 

u`pV vApo,llwni glukei,aj prw/ton e;yausV vAfrodi,taj

Apollon, le premier, lui fit goûter les joies d’Aphrodite [10].

 

Remarquons, dans ce cas, que l’adjectif gluku,j entraîne la participation du goût, comme la merveilleuse navigation, récompense du vainqueur [11]. En outre, quand, au début de la VIIe Olympique, le poète assimile son chant au nectar, il est tout naturel qu’il fasse intervenir les sensations gustatives [12].

    Rarement, Pindare associe la vue et l’ouïe; une seule fois dans la Xe Olympique, il traite le son comme s’il était visible:

 

kai. summaci,a qo,rubon parai,quxe.

 

    A. Puech traduit: «ses compagnons firent éclater des acclamations bruyantes». En réalité le verbe désigne habituellement les mouvements des flots, la vive agitation de la houle: peut-être, étant donné que la scène se passe à Olympie, faut-il penser à un effet d’écho, se répercutant de groupe en groupe.

    En général, ces images à la fois visuelles, auditives et gustatives, «synesthésies» avant la lettre, visent à éveiller pitié ou admiration. Ainsi, dans la IVe Olympique, le poète attire l’attention sur le sort du Typhon, enfermé sous l’Etna:

 

Ai;tnan i=pon avnemo,essan e`katogkefa,la

Tufw/noj ovbri,mou

Etna, masse battue par les vents,

qui pèse sur le farouche Typhon [13].

 

    L’image, grandiose spectacle, est rehaussée par la crainte: l’adjectif avnemo,essa s’adresse au toucher; l’Etna, solitaire, désolé, n’invite pas à s’approcher!

    Pindare n’utilise pas toujours des images aussi développées: le seul adjectif a`bro,j, appliqué à la gloire, a pour conséquence de susciter la compassion et la prudence, ku/doj a`bro,n, une gloire délicate [14].

    Ainsi, l’image souvent visuelle trouve son plein accomplissement lorsqu’elle s’accompagne d’une référence aux autres impressions sensitives.

    Mais, surtout dans les Olympiques, l’image est très souvent à la fois visuelle et mentale [15], c’est-à-dire que Pindare l’emploie en tant que symbole d’une réalité plus profonde, plus mystérieuse. En outre, son image provient fréquemment des circonstances qui entourent la célébration de l’ode ou de l’actualité politique: les couronnes sur la tête des convives (Ol. II), la coupe du banquet (VII, 1), le palais qui sert de cadre à la fête (VI, 1); on pourrait multiplier les exemples.

    Elle donne également des directives, des conseils à peine voilés. La VIIe Olympique chante le ge,noj des Eratides, à une époque où le climat politique de Rhodes leur est défavorable; l’image qui clôt le poème prend un sens nouveau dans cette conjoncture:

evn de. mia/| moi,ra| cro,nou a;llotV avlloi/ai

diaqu,ssoisin au=rai

Mais un seul instant voit souffler, des points

opposés du ciel, des brises contraires [16].

 

    Toute vie humaine voit des alternatives de réussite et d’infortune, mais tout particulièrement Rhodes, déchirée par des guerres intestines dont les Eratides subissent le contre-coup.

    Les mêmes vicissitudes se répercutent dans l’image de la balance. Le vainqueur est un Eginète, dont la patrie, après une assez longue période de prospérité maritime et commerciale, décline au profit d’un nouvel astre, Athènes. Comment expliquer un tel phénomène?

 

{O ti ga.r polu. kai. polla/| r`e,ph/| | ovrqa/|

diakri,vnein freni. mh. para. kairo.n duspale,j

Juger à propos d’un esprit droit d’innombrables

questions diverses est une tâche malaisée [17].

 

    A. Puech indique qu’«il s’agit des procès, nombreux dans une grande place de commerce» [18]. Ne vaut-il pas mieux considérer cette image r`e,ph| comme une allusion discrète à la situation d’Egine? Celle-ci «penche», passant d’un extrême à l’autre. On justifierait ainsi la coordination très nette par ga,r avec le contexte centré sur la cité, la suite apportant une confirmation à notre hypothèse:

 

teqmo.j de, tij avqana,twn kai. ta,ndV a`lierke,a cw,ran

pantodapoi/sin u`pe,stase xe,noij ki,ona daimoni,an

Un décret des Immortels a, pour les étrangers de toute race, dressé comme une colonne divine cette terre où viennent se briser les flots [19].

 

    Pindare reconnaît la difficulté de la situation présente pour Egine, mais ce qu’il atteste, conformément au passé de cette île, c’est la fidélité inébranlable de la protection divine. Le mythe de la VIIIe Olympique présente un geste des dieux qui apporte une preuve supplémentaire: Eaque, comme Egine, bénéficie d’abord de l’assistance des dieux pour construire les murs de Troie (VIII, 31), mais ceux-ci se retirent, acte symbolique (VIII, 47), et les murs s’écroulent de même que la prospérité de la place marine d’Egine.

    Ces images trahissent le souci non d’un pittoresque de convention, mais d’une volonté délibérée d’atteindre les auditeurs dans leur vie courante et, si possible, de les aider.

    L’image n’aurait-elle pas pour fonction, dans la majorité des cas, de «doubler» le raisonnement? Répondre à cette question exigeait de reprendre chaque ode et d’examiner les images une à une, en les confrontant à la marche du récit ou à l’ordonnance des idées. Nous avons constaté alors que l’image pouvait jouer les rôles suivants:

    1) Ou bien elle comporte peu de rapport ou même aucun avec le raisonnement. Elle a pour but d’enjoliver le texte et mérite le titre d’image ornementale [20];

    2) Ou bien l’image, au début d’un chant ou d’une narration mythique, indique la tonalité générale du passage. Elle veut avant tout placer le spectateur dans l’état d’esprit voulu: nous l’avons appelée introductrice [21];

    3) Ou bien, par le trucheent de l’image, le poète passe d’un sujet à un autre; c’est souvent au début ou à la fin de la narration mythique: l’image a valeur de transition [22];

    4) Ou bien on peut nommer récapitulative, l’image dont le propre est de résumer, d’une manière décisive, un raisonnement, une narration, ou encore de donner, à la fin du poème, la leçon de l’ode [23];

    5) Ou bien, enfin, l’image trouve son sens en illustrant un raisonnement.

    Par un procédé très net dans les Olympiques, le poète, sitôt après avoir énoncé une idée, veille à l’éclairer par l’image. En quelques cas, l’image paraît d’abord suivie aussitôt de l’idée qu’elle doit développer.

On distinguera en conséquence:

    a) L’image explicative I, avant un raisonnement ou un récit [24];

    b) L’image explicative II, après un raisonnement ou un récit [25].

    Toutefois, ces distinctions semblent peut-être arbitraires. Il faut avouer d’une part que la nomenclature n’est pas forcément la meilleure, d’autre part qu’il y a parfois lieu d’hésiter, avant de ranger une image dans telle ou telle catégorie [26].

    Si l’on quitte à présent les généralités pour aborder l’étude de quelques odes, on verra mieux l’importance des images. La XIIe Olympique se prête à une telle tentative.

    Elle est dédiée à Ergotélès, citoyen d’Himère. Celle-ci, la seule ville grecque située sur la côte Nord de la Sicile, constituait pour Messine, sa métropole, un poste avancé [27]. Himère fut cause de la grande guerre entre Carthaginois et Grecs de Sicile, qui devait aboutir à la fameuse bataille de l’an 480. Sitôt après, Théron [28] remet la direction de la ville à son fils, Thrasydée, qui ne tarde guère à se conduire en despote cruel. Si bien que les citoyens se tournent vers Hiéron, tyran de Syracuse. Mis au courant, Théron les châtie si durement qu’il se voit contraint, pour repeupler la ville, de faire appel, en 476, à de nouveaux colons doriens. Il meurt en 472, l’année même où triomphe Ergotélès, qui dut quitter Cnossos, sa patrie, à cause de dissensions civiles.

    Le destin du vainqueur et celui de sa ville adoptive expliquent pourquoi Pindare, au début de l’ode, médite sur l’influence de Tychè, la Fortune, dans les affaires humaines:

 

Li,ssomai, pai/ Zhno.j `Eleuqeri,ou

`Ime,ran euvrusqene, V avmfipo,lei, sw,teira Tu,ca.

 

    C’est cette fortune qu’il invoque, lui demandant de protéger la «puissante» Himère, dont la valeur guerrière devait être encore plus forte du fait de sa situation, avant-garde de l’hellénisme en Sicile (euvrusqene,).

    L’âme religieuse de Pindare s’exprime par deux images complémentaires tirées toutes deux des relations humaines: pai/ Zhno,j et avmfipo,lei. La Fortune, fille de Zeus, instrument des dieux, que nous prenons pour le hasard est le résultat d’une volonté cachée. Cette dernière se manifeste dans le verbe
avmfipo,lein «embrasser, entourer de ses bras». Ces images introductrices n’indiquent-elles pas la tonalité générale du poème?

 

Ti.n ga. r evn po,tnw| kubernw/ntai qoai,

na/ej, evn ce,rsw| te laiyhroi. po,lemoi

kavgorai. boulafo,roi

Car c’est toi qui sur mer gouvernes les vaisseaux

rapides, et sur terre les guerres impétueuses ou

les sages assemblées (XII, 4-5).

 

    La Fortune fut souvent représentée sur les monnaies en compagnie d’un gouvernail. L’image marine prend une importance particulière avec les épithètes choisies par Pindare.

    Il n’est pas sûr, comme le note A. Puech, qu’il s’agisse d’allusions à la situation particulière d’Himère [29]: le sens postule en effet une extension plus grande. Les navires vont vite, quand les conditions météorologiques, la Fortune, le permettent. L’adjectif laiyhro,j signifie «rapide» et non «impétueux» (Puech); les deux autres exemples de ce mot chez Pindare le montrent nettement [30]. Cette épithète n’est pas si étrange si l’on songe à la rapidité des événements qui s’enchaînent, à la vitesse avec laquelle se succèdent revers et succès. Avec le troisième adjectif, boulafo,roi «délibératives», nous demeurons dans la même sphère: les décisions d’une masse versatile dépendent souvent, dans une démocratie, de la Chance. Pensée d’aristocrate bien propre à Pindare:

 

Ai[ ge me.n avndrw/n po,llV a;nw, ta. dV au= ka,tw

yeu,dh metamw,nia ta,mnoisai

kuli,ndontV evlpi,dej

«Mais les espérances humaines, qui tantôt

s’élèvent, tantôt s’abaissent, s’en vont

ballottées par les flots, s’ouvrant le

chemin sur une mer d’illusions vaines»

(XII, 5-6).

 

    Les réflexions de Pindare sur la chance se poursuivent avec ce réquisitoire contre l’espérance humaine. Admirons dans cette image l’enclave (l’article séparé par 13 mots du substantif auquel il se rapporte), l’opposition a;nwŽ ka,tw, le me,n du vers 5 renforcé par le ge, contrepoint du de, au début de l’antistrophe. Cette image explicative, fortement développée, illustre la vérité religieuse qui fait suite: «la divinité n’a permis à aucun des mortels de découvrir un signe certain su,mbolon pisto,n des événements futurs».

    Deux autres images tirées de l’expérience jouent le même rôle en imposant à nos esprits déjà ébranlés la certitude de la vanité humaine:

 

Tw/n de. mello,ntwn tetu,flwntai fradai,

Nos pensées d’avenir sont aveugles [31];

Polla. dV avnqrw,poij para. gnw,man e;pesen

Souvent ce qui nous advient déconcerte nos prévisions [32].

 

    Ainsi la pensée directrice —point de certitude dans les projets humains— est encadrée par des images explicatives qui en constituent la démonstration.

    Prolongeant l’image marine introduite par kubernw/ntai et développée par kuli,ndontai, Pindare, en guise de conclusion, reprend alors l’idée de la versatilité humaine:

 

e;mpalin me.n te,ryioj, oi` dV avniarai/j

avntiku,rsantej za,laij evs-

lo.n baqu. ph,matoj evn mi-

krw/| peda,meiyan cro,nw|

parfois notre joie en est atteinte, et parfois

ceux qui ont été exposés aux orages du chagrin

voient en un instant leur peine changée en un

bonheur profond (XII, 11-12).

    Deux mots gardent le souvenir de la mer et du navire secoué par les sautes de vent: za,lh et baqu,. Cette dernière image marine a une double valeur: elle constitue la conclusion d’une méditation générale à propos de la puissance de la Fortune et fournit, avec l’allusion au changement subit des conditions atmosphériques, une transition commode.

    L’épode nous montre en effet que le vainqueur, Ergotélès, est la vivante application des leçons profondes du poète. En évitant les mêlées politiques, il serait resté en Crète:

 

h;toi kai. tea, ken

evndoma,caj a[tV avle,ktwr

suggo,nw| parV e`sti,a|

pareil à un coq qui livre d’obscures batailles

auprès du foyer domestique (XII, 13-14).

    Pourquoi cette comparaison avec un coq? Précisons que l’adjectif suggo,nw| va bien pour désigner la Crète, patrie d’Ergotélès, et que l’animal en question, belliqueux dans son royaume, ne représente pas un modèle de bravoure très réputé.

    L’image du coq ne suffit pas à marquer la piètre condition d’Ergotélès en Crète: Pindare, non sans nostalgie, rappelle la chute des feuilles en hiver, spectacle de désolation et de mort. Peut-être pense-t-il également à la couronne du vainqueur, que le temps dépouille de son vert feuillage?

    Cette ode, pratique pour montrer la fonction des images, a l’avantage d’être courte (absence de mythe) et d’être ordonnée autour d’une pensée centrale que Pindare développe: l’unique force qui régisse les événements humains, c’est la volonté de Zeus, manifestée par la Fortune.

    Point d’images purement ornementales, mais plutôt une sorte de raisonnement en images. En effet, le caractère mouvant des événements humains est exploité par les images marines; la bienveillance de la Fortune, solennellement affirmée au début de l’ode, est démontrée, négativement d’abord, par les allusions au sort défavorable promis à Ergotélès, s’il était resté à Cnossos (image du coq et de la chute des feuilles), positivement ensuite, par la promotion (basta,zw XII, 18) obtenue par la cité aux eaux chaudes.

    Les images proviennent soit de la vie concrète (avmfipo,lei, tuflw/, pai/j, pi,ptw, basta,zw), soit d’attributs de la cité (kubernw/ntai, avle,ktwr), soit de la mer, paysage familier à tous les Grecs.

    Bien loin de s’en tenir aux facilités superficielles d’un genre littéraire délibérément optimiste, comme le fait Bacchylide, qui enjolive son texte au moyen de nombreux adjectifs pittoresques, Pindare saisit l’occasion qui lui est donnée de rappeler fermement les croyances traditionnelles.

    La même démonstration, effectuée à propos de la Xe Olympique, confirmera-t-elle les présents résultats?

    Le jeune Agésidame, à qui sont consacrées les Xe et XIe Olympiques, était originaire de Locres Epizéphyrienne, ainsi appelée parce que’elle se trouvait non loin du cap Zephyrion, à l’extrémité de l’Italie méridionale. Elle avait été fondée par les Locriens venus de Grèce aux environs de l’an 700. Son principal titre de gloire est d’avoir été la première ville grecque à posséder un droit écrit, oeuvre du législateur Zaleucos [33]. La ville se distingua également par ses athlètes, ses musiciens et la valeur militaire de ses troupes.

    Les Xe et XIe Olympiques posent un curieux problème: l’une et l’autre sont dédiées au même vainqueur, pour la même victoire, la première, très brève (une triade seulement), la seconde, beaucoup plus développée. Faut-il y voir une célébration de la même fête, mais en deux épisodes?

    La solution proposée par Boeckh paraît plausible: la plus courte fut célébrée après la victoire, avec promesse d’une ode plus importante. Étant donné que Pindare était fort occupé avec les tyrans siciliens, il négligea cette promesse [34].

    Dans la Xe Olympique, le poète va utiliser le thème du retard d’une façon magistrale. En effet, l’ode s’ordonne autour de deux thèmes majeurs: la défaillance passagère d’Agésidame, vite suivie de la victoire, le retard du poète compensé par une seconde ode plus travaillée. Chez les deux hommes que le Thébain associe le plus souvent, le vainqueur et le poète, existe un point commun: faute puis réparation.

    La Xe Olympique débute sur une note de lucidité et d’humour. Il n’est pas question de biaiser: d’emblée Pindare reconnaît sa négligence. La métaphore traduit à la fois l’oubli et la manière charmante dont le poète répare. Nous voilà placés dans une atmosphère sérieuse et détendue. Sérieuse, puisque le vainqueur fut couronné aux grands jeux —le mot se détache à la première place— et puisque la louange garde pour le poète sa valeur d’obligation morale (ovfei,lwn v. 3); détendue, puisque le Thébain proteste avec une souriante indignation au nom de la Muse et de Vérité, fille de Zeus. La formule d’assistance employée est celle des serments solennels (ovrqa/| ceri,); en outre Pindare joue sur les mots (evpile,laqŽ vAla,qeia) tout en accordant à la vérité une place privilégiée.

    Au début de l’antistrophe, le poète va exprimer avec plus de rigueur sa faute. La métaphore statiquement développée provient du langage des commerçants, amorcée sans doute par ovfei,lwn v. 3, elle rebondit jusqu’à la fin de l’antistrophe:

 

o` me,llwn cro,noj

evmo.n katai,scune baqu. cre,oj

un retard me faisait rougir de ma lourde dette.

[Omwj de. lu/sai dunato.j ov-

xei/an evpimomfa.n to,koj

Mais en s’acquittant des intérêts, on peut faire

taire la critique mordante.

o`pa/| te koino.n lo,gon

fi,lan tei,somen evj ca,rin

que ce chant publie que j’ai payé loyalement

mon compte!

 

    Les termes choisis par Pindare son caractérisés par leur force: cre,oj le devoir [35], to,koi les intérêts, ti,nw payer. Dans cet éventail, le verbe kataiscu,nw ne dépare en aucune façon: déjà chez Homère il désigne un acte de grande culpabilité: «violer» [36].

    Entre les deux dernières phrases de cette longue métaphore explicative, s’intercale une autre image qui a le même but: elle montre, en quelque sorte, l’avantage indirect du retard, qui permet au poète d’être aujourd’hui plus brillant:

 

nu/n ya/fon e`lissome,nan

o`pa/| ku/ma kataklu,ssei r`e,on

Donc que la vague en passant submerge

le caillou qui roule [37].

 

    Pindare n’hésite pas à établir entre son chant et la vague un parallèle; il en a la force et l’impétuosité [38]. Le caillou qui symbolise le retard ne pèsera pas plus qu’un fétu! L’humour et le sérieux relevés au début de l’ode se prolongent dans cette image explicative, ainsi que dans la mention malicieuse de l’Exactitude, reine des Locriens (v. 12) et de Calliope, la première des Muses [39].

    L’épode relate alors le combat d’Héraclès et de Cycnos, fils d’Harès. Agésidame n’a-t-il pas vécu la même mésaventure que le héros des douze travaux? Il a fui, puis, à l’encouragement de son maître de gymnase, est revenu pour triompher.

    Pindare en tire deux conclusions sous forme d’images: le devoir de reconnaissance envers l’entraîneur et l’importance de ce dernier:

 

vAghsi,damoj, w`j vAcilei/ Pa,trokloj [40].

 

    La comparaison fait ressortir la similitude des situations, puisqu’Achille joua vis-à-vis de Patrocle le rôle même d’Ilas à l’encontre d’Agésidame.

 

Qa,xaij de, ke fu,ntV avreta/| poti,

pelw,rion o`rma,sai kle,oj av-

nh.r qeou/ su.n pala,ma|

Qui naquit brave, un maître, avec l’aide de Dieu,

peut, en animant son courage, lui faire conquérir

une gloire immense! [41].

 

    L’encouragement de l’entraîneur s’est avéré efficace parce que le naturel de son élève provenait d’une bonne souche. Le verbe qh,gw «aiguiser» dénote la fonction du maître. L’image du corps s’applique à l’intervention de la divinité, «avec la paume du dieu». Ainsi chez Pindare, l’idée s’achève souvent en images, ici récapitulatives.

    Et c’est la deuxième strophe où le poéte reprend une conception qui lui tient à coeur: la nécessité de l’effort. Il va, dans un mythe historique, exposer la fondation des jeux par Héraclès. Le rapport de ce mythe avec le vainqueur devient lumineux si l’on remarque que le héros dorien dut subir un premier échec (e;persan auvtw/| strato,n v. 33) avant de réaliser les jeux:

 

;Aponon dV e;labon ca,rma pau/roi, tinej,

e;rgwn pro. pa,ntwn bio,tw| fa,oj

Rares sont ceux qui ont remporté sans peine

la victoire, dont l’éclat illumine la vie [42].

 

    La phrase d’introduction se résoud en image et rappelle que le mythe prend valeur de symbole.

    Pindare illustre la ruine du perfide Augias par deux images explicatives:

 

;de...u`po. sterew/| puri....baqu.n eivj ovceto.n a;taj

[zoisan e`a.n po,lin

Il vit, sous la violence du feu, sa ville entraînée

dans un abîme d’infortune [43].

 

    L’image garde peut-être trace de l’Iliade (II, 95), de même que le précipice de la mort ouvert sous les pas d’Augias [44].

 

Qa,naton aivpu.n ouvk evxe,fugen [45].

 

    Deux images terminent la description des premiers jeux: le poète entend les acclamations saluer la victoire de Niceus; mieux, l’image est ornementale, il les voit se propager comme une houle et rebondir de groupe en groupe:

 

kai. summaci,a qo,rubon

parai,quxe me,gan [46].

 

    Puis, deuxième image, dans un court tableau d’une intense puissance d’évocation, Pindare prend congé d’Héraclès:

 

evn dV e[speron

e;flexen euvw,pidoj

sela,naj evrato.n fa,oj

Mais voici que le beau visage de la lune,

de sa clarté brillante, illumina le soir [47].

 

    Pour nous aussi, continue le poète, il convient de chanter l’hymne triomphal, de célébrer le tonnerre de Zeus qui fait retentir sa foudre (v. 80), de le louer par les doux accents de la flûte (clidw/sa v. 84). Le contraste est voulu entre le fracas terrifiant du maître des dieux et la mélodie harmonieuse des instruments de musique.

    Pindare revient alors à Agésidame. Ce poème composé sur les bords de l’illustre Dircé vient tard. L’image assiste le poète en lui procurant sa force d’évocation:

 

avllV w[ste pai/j evx avlo,cou patri,

poqeino.j i[konti neo,ta-

toj to. pa,lin h;dh

mais c’est ainsi qu’une épouse donne à son époux,

engagé dans la voie qui mène à rebours de la

jeunesse, le fils (qu’il a tant désiré...) [48].

 

    L’image explicative comporte une périphrase, procédé assez rare chez Pindare: la vieillesse, c’est «la voie qui mène à rebours de la jeunesse». La joie du vieux père est mise en relief par une image tirée du feu:

 

ma,la de, oi`

qermai,nei filo,tati no,on

et une vive tendresse réchauffe le coeur

paternel [49].

 

    Car rien n’est plus douloureux que de voir sa fortune échoir à un étranger: ce nouveau popriétaire est désigné par le mot poime,na «le berger» (v. 88).

    Cet exemple montre parfaitement ce que l’on peut appeler un jaillissement d’images: à l’intérieur d’une comparaison, s’intercalent deux métaphores. Ce groupe entier fonctionne à la manière d’une explication.

    Avec cette rapidité de pensée, qui est un peu la marque de son génie, Pindare applique cette image fort développée à la situation du vainqueur: qui ne reçoit pas la célébration méritée n’est qu’un homme «vain» (kenea. pneu,saij v. 93) quand il arrive chez Hadès. Par contraste, Pindare, de ses plus belles couleurs, évoque la renaissance d’Agésidame:

 

Ti,n dV a`dueph,j te lu,ra

gluku,j tV auvlo.j avnapa,ssei ca,rin

Sur toi la lyre harmonieuse et la flûte

suave répandent l’hommage [50].

 

    L’image tirée de l’eau indique l’action de verser goutte à goutte un liquide. L’accent est donc mis sur la permanence de l’hommage: il durera jusqu’à l’entrevue décisive avec Hadès.

    Il est temps de conclure, et Pindare va essayer de dissiper la mauvaise impression engendrée par son retard. Il le fait en soulignant fortement l’impétuosité de son élan et la puissance de sa poésie:

 

vEgw. de.... avmfe,peson...

Et moi-même...je suis venu saluer.... [51]

 

    S’agit-il d’une image? N’est-ce pas plutôt un élan d’amitié profondément ressentie?

 

me,liti euva,nora po,lin katabre,cwn

(je suis venu) verser sur cette ville

vaillante le miel de mes chants [52].

 

    La traduction française laisse dans l’ombre la vigueur exprimée par le verbe katabre,cw «inonder». Les autres emplois de ce mot chez Pindare trahissent la même idée d’abondance et de violence [53]. La mention du miel s’explique non seulement par la mélodie douce, bien appropriée pour chanter un enfant, mais surtout parce que le poète considère son art comme une nourriture céleste.

    L’ode se termine par l’éloge de la beauté d’Agésidame, cette beauté et cette jeunesse qui sauvèrent Ganymède de la mort.

    L’analyse exhaustive des images de la Xe Olympique confirme les conclusions tirées de la XIIe Olympique, en apportant toutefois une note nouvelle.

    Le nombre des images purement ornementales est aussi réduit. En revanche, dans cette ode marquée par l’humour, les images que nous avons appelées explicatives se révèlent les plus nombreuses.

    Souvent chez Pindare, une idée, une situation trouvent leur pleine expression dans l’image. L’originalité de cette ode est de marquer nettement le rôle symbolique du mythe. Comme Héraclès, d’abord mis en échec devant Cycnos ainsi que devant le roi des Epéens, avant de fonder les jeux, Agésidame subit une passagère défaillance avant de remporter la victoire.

    Pindare, de son côté, par sa négligence, laissait le vainqueur dans un anonymat semblable à la butte inconnue d’Olympie. En célébrant le jeune homme, le Thébain accomplit le même geste qu’Héraclès et introduit dans la gloire le nom du triomphateur.

    La Ière Olympique, qu’il nous reste à étudier, corroborera-t-elle les résultats auxquels nous sommes parvenus?

    Cette ode est très différente de la précédente par sa longueur, par ses circonstances et par le personnage auquel elle s’adresse.

    Lorsque Pindare écrivit la première oeuvre pour Hiéron, en 476, il avait 42 ans. C’est cette période de la vie que les Grecs appelaient avkmh,, où l’homme est en pleine possession de ses forces intellectuelles. Le maître de Syracuse avait remporté à Olympie la victoire au concours de chevaux montés [54].

    Hiéron appartenait à la puissante famille des Dinoménides qui, partie de Géla, finit par établir sa souveraineté sur la ville de Syracuse, la plus importante de la Sicile. S’il n’est pas encore parvenu au faîte de sa puissance, Hiéron fait figure de tyran respecté: Pindare le sait bien puisqu’il fut son hôte durant son séjour en Sicile. C’est pourquoi sans doute, le poète se permet, tout en louant magnifiquement le vainqueur, d’attirer son attention sur la modestie: qu’il ne renouvelle pas la faute de Tantale, incapable de résister à la démesure!

    Le mythe occupe ainsi le centre de l’ode. Amorcé dès la première épode, il occupe les seconde et troisième triades pour se terminer dans la strophe de cette dernière triade. En revanche, l’antistrophe et l’épode reviennent à l’actualité.

 

;Ariston me.n u[dwr

Le premier des biens est l’eau,

 

lit-on au début de l’ode. Il n’y a rien là que de tout à fait normal. La terre grecque se dessèche si vite que seule la pluie fertilisante peut la sauver. L’eau est principe de fécondité et de vie: sa prééminence provient de son origine divine.

    À côté de l’eau, les Anciens rangent le feu. Pour Pindare, ce dernier est avant tout lumière, qui évoque en lui l’idée des reflets de l’or. Mais par un renversement voulu, il chantera «l’or, étincelant comme une flamme qui s’allume dans la nuit».

    L’image explicative ne comporte aucune notion d’intérêt matériel, puisque Pindare prend la peine d’ajouter: «qui efface tous les trésors de la fière opulence» (mega,noroj e;xoca plou,tou).

    «Ne cherche pas, continue le poème, au ciel désert quand le jour brille, un astre plus ardent que le Soleil, et n’espère pas célébrer une lice plus glorieuse qu’Olympie!» La pensée de Pindare ne s’écarte pas de la logique: sans la chaleur du soleil, à quoi servirait l’eau? Mais l’adjectif qalpno,teron contient aussi, indirectement, une idée de lumière qui se poursuivra dans toute la première partie de l’ode. Le thème directeur est, au moyen de ces deux comparaisons introductrices, nettement indiqué: le poète s’arrêtera à méditer sur la gloire de Hiéron, sur la gloire de sa race, et à traduire ce que représente pour un esprit religieux la lumière.

 

o[qen o` polu,fatoj u[mnoj avmfiba,lletai

sofw/n mhti, essi

De là (Olympie) part l’hymne que mille voix

répètent; il inspire le génie des poètes [55].

 

    L’image n’apparaît pas dans la traduction de A. Puech. Le verbe avmfiba,llw désigne habituellement l’action d’envelopper son corps dans un vêtement. En considérant avmfiba,lletai comme un passif, il vaudrait mieux traduire: «l’hymne se drappe autour de la pensée des poètes», littéralement: «est jeté». L’image ornementale rend compte de la puissance de l’inspiration; à Olympie, le poète, vivement pressé de chanter, répond à cette obligation quasi religieuse. Car Hiéron n’est qu’une occasion de louer la puissance de Zeus. L’opulence du tyran jaillit en deux images succesives:

 

dre,pwn me.n korufa.j avreta/n a;po pasa/n

qui cueille toutes les vertus sur leur plus haute tige,

aglai,zetai de. kai.

mousika/j evn avw.tw|

et qui s´éjouit aux délices du chant [56].

 

    Ces images explicatives placent le vainqueur à un rang privilégié: à côté de Zeus et d’Olympie, dans la zone de la lumière.

    Aux vers suivants, Pindare reprend l’image de l’hymne se drapant autour du poète:

 

ei; ti, toi Pi,saj te

kai, Fereni,kou ca,rij

no,on u`po. glukuta,taij e;qhke fronti,sin

si le charme de Pise et de Phérénicos a subjugué

ton âme du plus doux souci [57].

 

    Le poète ne peut «échapper» à son devoir puisqu’il est «charmé», mais songeons que cette idée déjà énoncée revêt un sens nouveau avec l’allusion à la lyre dorienne:

 

vAlla. Dwri,an avpo. for-

migga passa,lou la,mbane.

 

    La lyre dorienne ne fera entendre que des échos décents: rien de la légèreté des Ioniens, et par cette affirmation, Pindare renouvelle son intention religieuse.

    Après une dernière mention de Hiéron, ami de l’art équestre, le poète continue l’image de la lumière en guise d’introduction au mythe:

 

la,mpei de. oi` kle,oj

evn euva,nori Ludou/ Pe,lopoj (v. 24).

 

    Pindare expose sa propre conception du mythe de Tantale qui ne constitue qu’un cas particulier du problème difficile et sans cesse repris par les Grecs: les rapport de l’homme et de la divinité. La faute de Tantale se concentre dans une image que le poète expliquera ensuite:

 

avlla. ga. r katape,yai

me,gan o;lbon ouvk evduna,sqh

Mais il ne sut pas éviter l’enivrement

de sa grande fortune [58].

 

    Le verbe katape,yai, si choquant qu’il paraisse, ne doit pas être édulcoré. Il reprend le gastri,margon «glouton» du vers 51 en exprimant dans cette image explicative, parfaitement, la faute de Tantale, privilégié des dieux. L’image illustre la phrase suivante et en donne l’explication: ko,roj, la démesure.

    Par un procédé que nous avons déjà trouvé, Pindare parlera du châtiment avant de mentionner la faute: un rocher suspendu au-dessus de sa tête. Cette situation inconfortable et éternelle est évoquée par deux images explicatives:

 

euvfrosu,naj avla/tai

et ce souci bannit loin de lui toute joie,

;Ecei dV avpa,lamon bi,on

tou/ton evmpedo,mocqon

Il reste condamné, inéluctablement, à cette vie

de torture obsédante [59].

 

    Quelle est sa faute? Convié à partager le nectar et l’ambroisie, nourriture d’immortalité, Tantale ne sut pas reconnaître le caractère unique de cette faveur: il les dérobait pour en faire la distribution à ses compagnons de table [60].

    La faute du père sur son fils: il est renvoyé par la race des mortels «au rapide destin» (tacu,potmon v. 66). Et Pindare continue son récit avec une image en guise de transition:

 

Pro.j euva,nqemon dV o[te fua,n

la,cnai nin me,lan ge,neion e;feron...

Lorsqu’à la fleur de l’âge un duvet brun revêtit

son menton.... [61]

 

    La virilité s’est éveillée en lui, il songe au mariage. Hippodamie, fille d’Oenomaos, lui sourit. Là encore, Pindare cite au vers 69 le nom de l’aimée avant de dire au vers 79 les dangers de l’entreprise. Hippodamie constitue l’enjeu d’une course de chars entre son père et le prétendant au mariage. Onze concurrents ont déjà échoué, si bien qu’au cours d’une pathétique prière, il s’adresse, pour obtenir la victoire, à Poséidon:

 

kra,tei de. pe,lason

mène-moi à la victoire [62].

 

    Récapitulant dans cette image tous ces souhaits, Pélops ne se cache pas les dangers de l’entreprise, mais point de noblesse sans risque! Et surgit l’image pour éclairer par sa netteté le spectacle d’une vie trop tranquille:

 

ta, ke, tij avnw,numon

gh/raj evn sko,tw| kaq-

h,menoj e[yoi ma,tan...

pourquoi s’asseoir dans l’ombre et consommer

en vain une vieillesse ignorée.... [63]

 

    Pensée d’aristocrate sans doute, qui correspond à une conception de la vie, familière aux Grecs, et fort goûtée de Démosthène: «Il faut que les hommes de valeur entreprennent tout ce qui est beau» [64].

    Comment résister a une noblesse de cette qualité, quand d’ailleurs l’adolescent vous a inspiré de si vifs sentiments? La vigueur des paroles de Pélops, Pindare la souligne par une image qui lui servira de transition pour le récit de la course:

 

ouvdV avkra,ntoij evfa,yato e;pesi [65].

 

    La traduction littérale fait ressortir l’image: «Pélops ne toucha pas au domaine des paroles qui ne se réalisent pas». Le char d’or et les chevaux ailés, cadeau de Poséidon, viennent aisément à bout d’Oenomaos. Le reste n’intéresse plus Pindare.

    Aussi se hâte-t-il de redescendre des hauteurs de l’Olympe où maintenant Pélops prend part aux fêtes (avglaai/si v. 90). Le tombeau tu,mboj lui fournit un moyen concret de retrouver ses auditeurs, puisque le héros mythique était l’objet d’un culte fervent à Olympie.

    Une image résume l’enseignement du mythe centré sur la lumière et les nourritures divines, ferments d’immortalité:

 

to. de. kle,oj

thlo,qen de,dorke

La gloire de Pélops resplendit partout [66].

 

    Indirectement Pindare suscite chez les auditeurs l’admiration pour le vainqueur:

 

e;cei melito,essan euvdi,an (v. 98).

 

    L’image explicative met l’accent sur le rôle d’Olympie qui juge la vitesse des jambes et la hardiesse de la force. L’adjectif melito,essan rappelle opportunément que la victoire doit être considérée avec un esprit religieux comme une parcelle d’immortalité.

    Dans une ultime allusion à Hiéron, Pindare conclura non sans esquisser un rapprochement entre sa propre destinée et celle du vainqueur olympique:

 

vEme. de. stefanw/sai... (v. 101).

 

    L’image de transition établit d’abord l’équivalence entre la couronne de feuillage et la parure du chant, deux couronnes impérissables aux yeux du poète. Il reprendra cette image du vêtement au vers 105:

 

klutai/si daida-

lwse,men u[mnwn ptucai/j [67].

(Je sais que jamais) mes hymnes (ne)

pareront de leurs plis glorieux...

 

    L’image ornementale développe le stefanw/sai. Si Hiéron est protégé des dieux, Pindare l’est aussi. Le tyran peut espérer une seconde victoire plus réputée, autre étape sur la route de sa vie. Le poète alors se rendra près de la colline lumineuse euvdei,elon de Cronos, sur «le chemin des paroles» o`do.n lo,gwn.

    Pindare est l’enfant chéri de la Muse, son inspiratrice. Il n’est pas indifférent que le Thébain marque clairement le lien entre Olympie, siège des divinités, et son chant (cf. le vers 9). L’image intervient pour exprimer plus fortement cette situation:

 

vEmoi.... Moi/sa karterw,ta-

ton be,loj avlka/| tre,fei

Pour moi la Muse tient en réserve

des traits tout puissants [68].

 

    La fin du poème éclate en images récapitulatives baignées dans la lumière qui inonde tout le chant. Le vainqueur et le poète, associés dans la protection des dieux, le seront aussi dans les succès à venir:

 

Il est des grandeurs de plusieurs sortes: c’est

pour les rois que se dresse la plus sublime [69].

Mhke,ti pa,ptaine po,rsion

Ne porte pas tes regards plus loin [70].

 

    Attention à la démesure et rappelle-toi l’histoire douloureuse de Tantale. Le verbe paptai,nw forme une image ornementale exprimant l’agitation désordonnée d’un esprit avide.

    Les deux souhaits sur lesquels se termine l’ode réunissent vainqueur et poète dans deux phrases coordonnées par teŽ te:

 

Ei;h se, te tou/ton u`-

you/ cro,non patei/n

evme. te tossa,de nikafo,roij

o`milei/n pro,fanton sofi,a | kaqV [El-

lanaj evo,nta panta/|

Puisse ton pied toujours fouler les cimes,

tandis qu’aussi longtemps, associé aux triomphateurs,

je ferai connaître mon génie, parmi les Grecs,

en tous lieux [71].

 

    Comme elle a commencé, la Ière Olympique s’achève sur une note optimiste de claire lumière. Fouler les cimes, n’est-ce pas fréquenter le domaine étincelant de la divinité? Mériter le titre de pro,fanton, n’est-ce pas répandre par le monde le nom lumineux du vainqueur et la puissance fulgurante des dieux?

    Ayant suivi, pas à pas, Pindare et tenté de pénétrer sa pensée, au cours de la Ière Olympique, nous avons, là encore, remarqué le rôle essentiel des images. Le «clinquant» et le pittoresque de Bacchylide l’intéressent peu. Les adjectifs se distinguent par leur netteté; l’éloge de Hiéron est réduit au strict nécessaire. En revanche, quelle virtuosité à montrer aux auditeurs les cheminements de la divinité et l’éblouissante destinée qui constitue le lot des hommes droits!

    L’image, nous l’avons vu, se hisse à la première place: elle accompagne le récit, illustre les déclarations. On a l’impression qu’elle constitue par elle-même, outre sa valeur symbolique quand elle est tirée de la lumière, un moyen privilégié de démonstration. L’image est raisonnement au même titre que toute déduction logique. Elle introduit le poème et le mythe en conférant au texte une tonalité, qui ne se dégrade pas; elle résume, à la fin de l’ode, la pensée centrale du poète.

    Le mythe confirme l’impression créée par le thème omniprésent de la lumière: Hiéron, Pélops, Pindare, autant de bénéficiaires dont la personne s’auréole de la vie divine.

    La poésie de Pindare obéit aux exigences suivantes: la louange du vainqueur, la fête commémorative en l’honneur de la victoire. Pourtant le poète refuse de céder aux facilités du panégyrique; la composition d’une ode représente une occasion exceptionnelle de signaler aux Grecs la signification religieuse du triomphe. Bien plus, l’épinicie se nourrit des données d’actualité extraites des circonstances entourant l’ode, de la personne du vainqueur et même des conditions politiques, sociales et humaines qui tissent avec le triomphateur et sa cité un réseau de liens étroits.

    L’image, chez Pindare, est issue, dans la majorité des cas, de ces conjonctures. La coupe du banquet (Ol. VII, 1), le vêtement de fête (I, 9; I, 105), le cortège olympique (IV, 9), la couronne sur la tête des convives (III, 9), le palais merveilleux (VI, 1), le trésor de Delphes (VI, 65) constituent autant d’éléments choisis par le poète dans la foule des détails particuliers marquant la célébration de l’ode.

    Par le moyen de l’image, la réalité devient, sous la main de Pindare, significative. Voilà, semble-t-il, le génie du poète. L’image agrippe les éléments de l’actualité pour les placer dans la sphère du significatif.

    Par le truchement de l’image, la méditation de Pindare s’organise autour des rapports que les dieux entretiennent avec les hommes, rapports qui s’expriment dans la réalité politique, sociale, etc. La pensée de Pindare, sa vision du monde, est avant tout religieuse. Elle se déplace de l’actualité au mythe, de la zone humaine à la sphère divine. C’est en scrutant le passé mythique qu’il envisage le passé humain, c’est en contemplant la grandeur divine qu’il espère en la noblesse des hommes.

    On peut donc dire que c’est de cette manière que la poésie de Pindare est signification, pensée. Ainsi, l’image ne tire pas sa valeur de son pittoresque: elle est la traduction des événements humains et la réponse des divinités. Bien loin de constituer un ornement du chant, elle lui donne sa raison d’être: Pindare pense en images.

NOTAS:

 

 

[1] Quintilien, 10, 1, 61: novem lyricorum longe princeps. Voltaire, lui, appelait Pindare le «sublime chanteur des cochers grecs et des combats à coups de poing».

[2] Selon A. Puech, l’ordre dans lequel les éditeurs alexandrins ont placé les quatorze Olympiques «n’est pas subordonné à un principe de classement rigoureux; on y reconnaît cependant quelques groupements formés d’après certaines affinités naturelles et, à l’intérieur de ces groupements mêmes, apparaissent parfois quelques intentions particulières». Voir Pindare, Olympiques (texte établi et traduit par A. Puech), Les Belles Lettres, París, 41958, "Notice générale", p. 14.

[3] C. M. Bowra, Pindar, Oxford, 1964, p. 73.

[4] Ol. VI, 101: evn ceimeri,a| nukti,. Nous suivons dans cette étude la traduction Puech.

[5] Ol. XIII, 7.

[6] Ol. II, 8.

[7] Ol. II, 90. G. Méautis, Pindare le Dorien, Neuchâtel, 1962, p. 67, estime que «la IIe Olympique est la plus belle de Pindare», qu’«elle nous le révèle non pas seulement comme grand poète, mais surtout comme homme».

[8] Ol. IV, 5.

[9] Ol. X, 84.

[10] Ol. VI, 35.

[11] Ol. I, 97: melito,essan euvdi,an.

[12] Ol. VII, 9: ne,ktar, gluku. n karpo.n freno,j.

[13] Ol. IV, 6-7. Cf. Pythiques I, 15-28, où l’image, plus développée, comporte des aspects aussi terrifiants.

[14] Ol. V, 7: «délicat», a`bro,j, comme le corps d’un nouveau-né.

[15] Voir D. Steiner, «Metaphor in Pindar», AJPh, CIX, 1988, pp. 254-256.

[16] Ol. VII, 95.

[17] Ol. VIII, 24-25.

[18] Olympiques, p. 107, note 2.

[19] Ol. VIII, 25-26.

[20] Ainsi dans la Ière Olympique, Pindare explique l’enlèvement de Pélops par Poséidon en disant: dame,nta fre,naj i`me,rw| , «l’amour avait dompté son coeur (Poséidon)» (I, 41).

[21] Au début de la IVe Olympique, l’image de Zeus chevauchant le tonnerre rappelle la suprématie de la divinité: vElath.r u`pe,rtate bronta/j avkamanto,podoj, «Dieu suprême, qui tiens les rênes du tonnerre, ce coursier infatigable». Il s’agit là du rappel, renouvelé par l’image, de l’épithète homérique du feu: cf. J. Duchemin, Pindare poète et prophète, Paris, 1955, p. 262.

[22] Admirons à cet égard la «pirouette» de Pindare à la fin de la XIIIe Olympique: il vient d’énumérer, avec une complaisance contraire à sa manière, la longue liste des victoires de Xénophon aux principaux jeux grecs: vAlla. kou,foisin evkneu/sai posi,n, «Mais, allons! évadons-nous d’un pied léger!». vEknei/n désigne l’action de «sortir à la nage» de l’élément où l’on se trouve plongé: dans l’Hippolyte d’Euripide, l’infortune de Phèdre est telle qu’elle ne peut espérer en «sortir à la nage», v. 469-470: evj de. th.n tu,chnŽ pesou/sV o[shn su. pw/j a'n evkneu/sai dokei/j; et dans la suite de la tragédie, Thésée renonce à «sortir à la nage» de la «mer des malheurs» où il se voit soudain englouti, v. 822-823: pe,lagoj eivsorw/Ž tosou/ton w[ste mh,potV evkneu/sai pa,lin. Cf. J. Péron, Les images maritimes de Pindare, Paris, 1974, p. 99. Notons au passage, à ce propos, que, selon M. Yourcenar, Pindare, Paris, 1931, p. 264, le poète a toujours aimé «les images tirées des écueils, des courants, des innombrables périls de la navigation entre les îles de l’Archipel».

[23] Le souhait que formule Pindare dans la dernière épode de la Ière Olympique constitue un exemple caractéristique à cet égard: «Puisse ton pied (il s’agit d’Hiéron) toujours fouler les cimes! (I, 115).

[24] Les narrations mythiques de la VIIe Olympique ont trait à l’histoire de Rhodes. Avant de citer l’omission de la flamme du sacrifice —coupable erreur—, Pindare introduit l’image du nuage, qui masque la route, comme l’erreur cache la vérité:

vEpi. ma.n bai,nei ti kai. la,qaj

avte,kmarta ne,foj (VII, 45).

[25] L’image de Corinthe, portique de Poséidon, achève l’énumération des qualités de cette ville, «conciliante envers les citoyens, serviable aux étrangers», en un mot «portique de Poséidon Isthmique»:

a[meron avstoi/j xe,noisi de. qera,ponta..

ovlbi,an Ko,rinqon, vIsmi,ou pro,quron (XIII, 5).

[26] On a ainsi distingué 89 images ornementales, 11 images introductrices, 20 images de transition, 25 images récapitulatives, 24 images explicatives avant... et 90 images explicatives après...

[27] Thucydide VI, 5, 1 en raconte la fondation.

[28] Cf. Diodore XI, 48.

[29] Cf. Olympiques, p. 142, note 1.

[30] Cf. Pythiques IX, 125 et Néméennes X, 63. Voir aussi Iliade XXI, 264.

[31] Ol. XII, 9.

[32] Ol. XII, 10.

[33] Voir Pauly-Wissowa xiii, art. Locres col. 1298.

[34] Cf. A. Puech, Olympiques, p. 125.

[35] Voir Ol. I, 45 et III, 7.

[36] Cf. Od. XXIV, 508.

[37] Ol. X, 10.

[38] Cf. Ném. IV, 7: r`h/ma, Ném. VII, 12: r`o,ai, Ol. IX, 50: kataklu,zw.

[39] Voir à ce propos Hésiode, Théogonie, v. 79.

[40] Ol. X, 19.

[41] Ol. X, 20-21.

[42] Ol. X, 22-23.

[43] Ol. X, 37-38.

[44] Homère parle, en effet, d’une ruine où l’homme est précipité: Il. VI, 57: ovleqro.j aivpu,j.

[45] Ol. X, 42.

[46] Ol. X, 74.

[47] Ol. X, 75. Chateaubriand ne fera pas mieux dans Atala, pour indiquer la sympathique présence de la nature.

[48] Ol. X, 85-86.

[49] Ol. X, 87.

[50] Ol. X, 94.

[51] Ol. X, 97.

[52] Ol. X, 98.

[53] Cf. Isth. V, 65; Ném. VII, 12.

[54] Pour cette même victoire, nous possédons également de Bacchylide la cinquième ode qui n’est pas dépourvue de mérite, mais qui paraît bien pâle au regard de l’oeuvre éblouissante de Pindare.

[55] Ol. I, 9.

[56] Ol. I, 13-14.

[57] Ol. I, 19.

[58] Ol. I, 55.

[59] Ol. I, 59.

[60] Cf. le mythe d’Ixion dans la IIe Pythique, v. 26 et suiv.

[61] Ol. I, 68.

[62] Ol. I, 79.

[63] Ol. I, 82.

[64] Dém., Sur la couronne 97 (trad. M. Croiset), Belles Lettres, 1924.

[65] Ol. I, 86.

[66] Ol. I, 94.

[67] L. R. Farnell, Pindar, a commentary, Amsterdam, 1965, p. 10, dit de cette image que c’est «the most interesting and obscure metaphor in the ode».

[68] Ol. I, 112.

[69] Ol. I, 114.

[70] Ol. I, 115.

[71] Ol. I, 115-115b.