SYSTÈME CASUEL ET SYSTÈME CATEGORIEL OU IMPACT DE LA VARIABILITÉ DE LA NORME EN GRAMMAIRE STRUCTURALE

George Victor Nguepi

Université de Douala (Cameroun)

 

 

 

Résumé :

            La notion de système suppose un ensemble cohérent où tout se tient, c’est-à-dire un ensemble où chaque terme dépend de l’autre: système de sons (phonèmes), systèmes de formes et de mots (morphèmes et sémantèmes). Or il est toujours nécessaire, en pédagogie de langues, de connaître les modalités d’une telle cohérence ainsi que les degrés possibles et variables d’une apparente dépendance mutuelle, que seule l’étude des conditions de fonctionnement des structures linguistiques permet d’en distinguer les contenus réels et/ou circonstanciels.

 

Mots clés : Système, sémantèmes, phonèmes, morphèmes, structures linguistiques, argument.

 

Resumen :

            La noción de sistema supone un conjunto coherente donde cabe todo, es decir un conjunto donde cada término depende del otro: sistema de sonidos (fonemas), sistemas de formas y de palabras (morfemas y semantemas). No obstante, es siempre necesario, en pedagogía de lenguas, conocer las modalidades de esta coherencia así como los grados posibles y variables de una aparente dependencia mutua, que sólo el estudio de las condiciones de funcionamiento de las estructuras lingüísticas permite distinguir los contenidos reales y/o circunstanciales.

 

Palabras claves : Sistema, semantema, fonemas, morfemas, estructuras lingüísticas, argumento.

 

Abstract

            The notion of system supposes a coherent structure where all is held, that means a structure where each term depends on the other: system of sounds (phonemes), systems of forms and words (morphemes and semantemes). However it is always necessary, in pedagogy of languages, to know the modalities of such a consistency as well as the possible and variable degrees of an apparent mutual dependence, that only the survey of the conditions of evolution of the linguistics structures permits to distinguish the real and/or circumstantial contents.

 

Keywords: System, semantemes, phonemes, morphemes, linguistics structures, argument.

 

 

 

 

1. Introduction

 

Depuis la pertinente remarque de Ferdinand de Saussure dans son très connu Cours de Linguistique Générale (1916), à savoir que dans un état de langue donné, tout est systématique, l’unanimité s’est presque faite autour de plusieurs concepts linguistiques, malgré les différents courants et tendances qui ont souvent divisé les spécialistes en la matière. Voici en effet ce qu’il dit (p 170) « …dans le discours, les mots contractent entre eux, en vertu de leur enchaînement, des rapports fondés sur le caractère linéaire de la langue, qui exclut la possibilité de prononcer deux éléments à la fois. Ceux-ci se rangent les uns à la suite des autres sur la chaîne de la parole. Ces combinaisons qui ont pour support l’étendue peuvent être appelées syntagmes. Le syntagme se compose donc toujours de deux ou plusieurs unités consécutives ».

A la suite de Saussure, il a été par exemple démontré que le fait fondamental qui domine toute espèce de structure, c’est la différence entre deux côtés opposés, le «gauche» et le «droit», c’est-à-dire la différenciation de deux termes contraires qui sont par exemple le négatif et le positif (Viggo Bröndal (1966 :139).

Pourtant on a toujours essayé d’établir les nuances, les différences, les distinctions voire les distances entre les catégories linguistiques, arrivant parfois, malgré toutes les difficultés rencontrées, et au dire de Maurice Gross (1990: 41) [1], à faire par exemple le partage entre le complément d’un verbe, en tant qu’argument et le complément plus périphérique ou circonstanciel et dont la présence dans un énoncé semble plus facultative que celle du premier.

Le caractère facultatif de ce complément périphérique détermine sur le plan de la norme sa nature casuelle, tributaire des circonstances d’emploi, à la différence de la catégorie grammaticale qui est quelque chose de figée. C’est face à tous ces malentendus qu’une reflexion profonde nous a semblée nécessaire autour des fonctions casuelle et catégorielle, sous-tendue par la variabilité des systèmes linguistiques qui les accompagnent.

Mais -et c’est l’une des difficultés de la question-, on ne peut oublier que tout peut être omis ou presque au plan du discours, (ou si l’on le préfère, au point de vue énonciatif), alors que sur le plan de la langue, rien ne doit être négligé. Ces deux aspects évoqués représentent en quelque sorte les deux plans fondamentaux qui orientent les fonctions casuelle et catégorielle dans une proposition.

 Quoi qu’il en soit, et en raison de ce problème de tri, il est question ici d’essayer d’établir les fondements des distinctions évoquées, d’en formuler les conditions sur les plans morphologique et syntaxique, à travers un système élémentaire, c’est-à-dire celui dont les termes sont tous définis sous un même rapport, notamment par l’application de différentes formes d’une seule et même relation fondamentale.

Il faut rappeler fort opportunément que les relations fondamentales dont l’analyse fait partie intégrante de la logique sont représentées dans la morphologie des langues par les catégories grammaticales telles que le mode, l’aspect, le temps, le nombre et la personne (qu’il faut distinguer des catégories fonctionnelles comme l’adjectif, le nom, le verbe l’adverbe etc.), alors que parallèlement, les fonctions casuelles permettent de distinguer, depuis la tradition greco-latine six cas: le nominatif, le vocatif, l’accusatif, le génitif, le datif et l’ablatif, en marge des autres systèmes peu usités certes, mais non moins importants tels que l’optatif et l’itératif. C’est donc la structure des systèmes formés par ces catégories, en rapport avec les caractéristiques des différents cas évoqués qui constituera l’objet de la présente étude.

 

2. Une norme purement structurale et moins transformationnelle

 

Une des questions fondamentales, assez récurrentes pendant les cours de langues est généralement celle de savoir ce qu’est le structuralisme en linguistique, et en tant que doctrine, quels peuvent en être les fondements essentiels.

Il n’y a pas curieusement jusqu’aux spécialistes les plus avertis qui ne se la posent lors des colloques internationaux par exemple, soit pour en justifier le bien-fondé, soit alors pour relever certaines de ses insuffisances. Pourtant, dans un cas comme dans l’autre, chaque posture trouve sa justification, tellement les faits linguistiques sont-ils enveloppants aussi bien du point de vue onomasiologique que sémasiologique, interrogeant de facto leurs contenus synchronique et diachronique. De ce point de vue, il faut dire que les réflexions sur la question ne manquent pas. Nous reprenons d’ailleurs ici, avec la bienveillante autorisation de Oswald Ducrot (1968) une des plus remarquables, en raison de la pertinence de son contenu. Elle dit en substance ce qui suit.

Si l’on entend par structure toute organisation régulière, la recherche des structures linguistiques est aussi vieille que l’étude des langues. Dans cette perspective, -poursuit-il-, dès que celles-ci sont devenues objets de description, dès que les grammaires ont entrepris de démonter l’instrument linguistique –afin de mieux enseigner à l’utiliser-, on s’est aperçu que chacune d’elles possède une organisation. On a réussi, moyennant les inexactitudes que semble toujours autoriser la volonté d’être systématique, à classer leurs unités en catégories qui ne paraissent pas trop arbitraires car leurs éléments possèdent en commun certaines propriétés importantes : la répartition des mots en parties du discours (verbes, noms, articles, etc.) en est l’exemple le plus célèbre. Cette reflexion nous inspire néanmoins un constat.

Classer les unités en catégories, voilà qui fait apparemment l’objet essentiel de la linguistique structurale, avec sa notion chère de constituants immédiats. Pourtant, à partir de cette reflexion, force est de constater, qu’il n’est pas aisé d’établir une relation d’ordre entre les catégories grammaticales, qui syntaxiquement s’emboîtent hiérarchiquement en s’ajustant avec la même rigueur qu’en mathématique. Par exemple les noms peuvent se subdiviser en noms propre et commun, les articles en défini et indéfini, les verbes en transitifs direct, indirect ou en intransitifs etc.

Face à cette diversité de valeurs, comment parler donc de catégories ou de fonctions catégorielles? Telle est l’une des questions fondamentales à laquelle les professeurs de grammaire ont habituellement la lourde responsabilité de répondre. Sur ce point, en interrogeant le structuralisme dans ses principes de base, nous pouvons, en guise de réponse dire ce qui suit :

 La répartition des formes verbales en modes- comme évoquée plus haut- recoupe si exactement les répartitions en temps et en personnes que chaque forme de la conjugaison, à quelques exceptions près, appartient à une et à une seule catégorie de chaque partition, avec une égale organisation au niveau de l’énoncé. C’est ainsi qu’au lieu que les éléments de la phrase soient simplement juxtaposés, ils sont rassemblés en groupes de mots selon leurs affinités grammaticales, les groupes eux-mêmes réunis en propositions qui se combinent enfin pour composer la phrase.

Dans cette optique, il faut dire en effet que de manière générale, il y a un sens, tout à fait usuel du mot structure, où il est banal de dire que la langue est structurée, eu égard justement à la variation des catégories grammaticales qui la constituent. Du point de vue pédagogique, cette réalité commande en effet qu’en enseignant «l’analyse grammaticale» aux élèves, le professeur les aident à découvrir que l’apparence linéaire de tout énoncé est un piège, car elle cache derrière elle une structure, une «construction», une organisation, bref un plan. Prenons un exemple.

Dans les deux expressions grand et être grand, le contenu du prédicat (verbal ou nominal) varie selon le contexte d’énonciation et passe successivement de la fonction d’épithète à celle d’attribut sur le plan catégoriel, notamment par l’entremise de la copule être. En espagnol, l’analyse se veut encore plus profonde avec la même copule être, du fait de son dédoublement en ser et estar, qui selon les circonstances d’emploi, traduisent soit un attribut d’action, soit un attribut d’état (Alarcos Llorach : 1970), dans des énoncés du genre estar listo (être préparé) et ser listo (être intelligent). D’où la nécessité de tenir toujours compte du rôle non négligeable que joue la sémantique en pareilles circonstances (nous y reviendrons plus tard).

C’est dans ce sens qu’il faut d’ailleurs comprendre l’analyse de Claude Lévi-Strauss qui, dans un texte célèbre [2], donnait pour objet aux sciences structurales ce qui «offre un caractère de système», c’est-à-dire tout ensemble dont un élément ne peut être modifié sans entraîner une modification de l’ensemble. Il proposait comme leur instrument, la construction de modèles ; et comme la loi de leur intelligibilité, les groupes de transformation commandant l’équivalence entre modèles et présidant à leurs emboîtements.

On l’aura donc compris, la notion de système est au centre de la grammaire structurale, et peut s’expliquer sur le plan organisationnel simplement comme l’emboîtement de plusieurs éléments qui forment un ensemble soudé. Or cet ensemble, cette « toile » (Barthes 1973 :101) ne peut être opérée arbitrairement par simple association ou « additionnement ». Elle respecte une programmation pour le moins rigoureuse qui obéit elle aussi à des règles précises qu’exige la norme linguistique en présence, en fonction du système qui la régit.

Cette conception, en rapport avec la logique voudrait dire en d’autres termes que, tout ce qui touche à l’idée de la structure qui inclut les deux côtés évoqués antérieurement par Viggo BRÖNDAL, le gauche et le droite, le négatif et le positif se retrouverait sous l’étiquette de la norme structurale. Il faudrait inclure dans ce vaste ensemble plusieurs disciplines telles que les mathématiques, la physique, la chimie, la biologie etc., pour descendre progressivement jusqu’aux sciences du discours.

Cette définition, malgré ses insuffisances (elle est trop extensive) permet tout de même de saisir la mesure de la question à la lumière des différents composants d’une phrase, notamment sur le plan morphologique. De ce point de vue, il faut dire que chaque élément de la phrase est identifiable à partir des repères catégoriels qui, tout en définissant l’élément en question, déterminent en même temps sa dépendance vis à vis des autres. Il faut cependant éviter de tomber dans la confusion, et le point de vue de François Wahl (1968 : 12) à ce sujet est sans équivoque. Voici ce qu’il dit :

« On ne qualifiera pas (…) de structuralisme une démarche qui traite directement de l’objet ; il ne s’agit ici que de représentants et de ce qu’entraîne avec soi la représentance »

Le terme «représentance» est en fait un néologisme qui ici fait sans doute allusion à une idée très répandue en phonologie, et qui renvoie mutatis mutandis au référent et à la référence. Sur le plan de la logique en effet, il faut rappeler fort à propos que l’énoncé constitue ou devrait constituer le reflet de la proposition qu’il formule. Ce qui revient à dire qu’en marge de sa valeur catégorielle il existe une autre dimension toute aussi importante que la première, constituée par son contenu conceptuel ou casuel. Sur le plan grammatical, ces deux composants vont de pair, et constituent les deux moments essentiels de l’énonciation, tel que nous pouvons le constater à travers cet énoncé simple, que nous prenons en exemple:

Cet homme a un grand cœur (c’est un homme au grand cœur).

Si cette phrase doit fournir une image de l’idée qu’elle représente, il faut que son organisation soit le calque de son modèle. En d’autres termes, comme sur le plan sémantique toute pensée consiste en une association de jugements et d’arguments, notre phrase (comme toute autre qu’on aurait prise en exemple) est faite d’une combinaison de propositions (au sens grammatical, et non logique du terme).

En l’observant sur le plan morphologique, nous constatons en effet qu’elle est constituée des éléments explicites que les grammaires générales reconnaissent aisément selon la formule consacrée, notamment celle des constituants immédiats de la phrase, à savoir sujet (cet homme) + verbe (a) + complément (un grand cœur). Ici, le complément du verbe représente sur le plan casuel un accusatif. Toujours sur le plan conceptuel, l’expression grand cœur porte sur une référence variée qui traduit autant d’interprétations que d’idées possibles liées aux différentes valeurs circonstancielles du concept évoqué. Nous aurons par exemple :

C’est un homme très aimable,

C’est un homme très cupide,

C’est un homme qui a mal au cœur ( son cœur est anormalement gros), etc.

Autrement dit, plus il y a de types d’idées qui peuvent intervenir dans le jugement, autant on trouve de types de mots dans la proposition. C’est ainsi qu’aux notions traditionnelles de substance, qualité, copule, correspondent, dans la langue, les noms, les adjectifs et les verbes (catégories fonctionnelles), ces derniers n’étant que des manifestations particulières du seul verbe fondamental, ici avoir, comme expression de l’affirmation.

Quant aux dépendances des mots, qui sont également autant de variations dans la proposition, elles reflètent les rapports nécessaires des idées qui sont autant d’interprétations possibles comme c’est le cas plus haut. Il faut comprendre par là que même l’ordre linéaire des mots dans la phrase est censé correspondre à la succession naturelle des idées dans l’esprit.

 Ici par exemple, le sujet se met au début de la proposition parce qu’il faut considérer la chose jugée avant de porter sur elle un jugement, tant il est vrai qu’il n’y a pas de jugement ex nihilo. Or il est évident que tout ne peut se limiter à cette simple dualité ou polarité, qui tient son pouvoir essentiellement de la plurivalence des concepts dans une phrase, et c’est d’ailleurs l’un des procès que l’on a souvent fait au structuralisme, même si toutes ces valeurs ressortissent normalement au domaine privilégié de la sémantique qui –il faut le dire-, n’échappe pas totalement à la grammaire générative transformationnelle de Noam Chomsky, notamment avec ses notions chères de structures profonde et de surface. Qu’à cela ne tienne, force est de reconnaître que la définition des faits linguistiques toujours aussi complexes comme c’est le cas généralement, exige impérieusement des moyens logiques plus riches et plus souples. Prenons un exemple simple.

Du point de vue catégoriel, l’indicatif peut être syntaxiquement considéré comme une forme amodale, c’est–à-dire indéterminée sur le plan modal, car il n’est ni impératif ni subjonctif. Il en est de même de la troisième personne de conjugaison qui de par sa configuration peut être elle aussi considérée comme une forme impersonnelle, autrement dit indéfinie au point de vue de la catégorie de personne ou de «position».

Sur le plan de la catégorie des formes grammaticales, ces insuffisances nous fondent à croire qu’il s’agit ni plus ni moins de la traduction d’une norme qui malheureusement à bien de limites, peut-être pas fonctionnelles dans leur configuration syntaxique, mais plutôt d’identification. Ce qui ne saurait pourtant remettre en cause la logique structurale dans sa globalité, tant s’en faut.

 Bröndal (op. cit) ne pense d’ailleurs pas le contraire lorsque dans son argumentation il soutient en substance que dans plusieurs types de langues les termes complexes sont assez présents. Selon lui, parmi les modes c’est l’optatif, parmi les aspects, c’est probablement l’itératif ; parmi les temps, stricto sensu, c’est le prétérito-présent ; parmi les nombres, le duel alors que parmi les personnes, c’est l’inclusive qu’il appelle quatrième personne. Il poursuit son analyse plus loin, lorsqu’il ajoute que l’optatif ou mode complexe réunirait les caractères de l’impératif et du subjonctif, alors que l’itératif tiendrait à la fois du perfectif et de l’imperfectif (sur le plan aspectuel évidemment). Quant au prétérito-présent, il serait ainsi nommé comme synthèse du prétérit et du subjonctif, alors que la quatrième personne serait appelée inclusive parce qu’elle inclut la deuxième dans la première. Cette mise au point, telle que perçue ici n’est pas du tout évidente quant à sa compréhension par les élèves à tous les niveaux d’enseignement. Face à une telle difficulté, l’explication de l’enseignant est toujours nécessaire. Nous en proposons une.

Il faut dire que dans toutes les analyses et autres prises de position abordées jusqu’ici, il est question ni plus ni moins d’un progrès de l’esprit humain dans l’abstraction. D’où notre souci permanent d’œuvrer en faveur de la simplification des grammaires, afin qu’elles puissent passer de leur stade habituel de grammaires trop scientifiques pour celui de grammaires simplement pédagogiques, car c’est en définitive l’objectif visé par tous. Cela n’est pas un vœux pieux. Il peut se traduire concrètement dans la langue par l’acquisition des formes plus simplifiées et neutres au dépend des formes complexes.

En effet, sur un plan purement théorique, nous pouvons dire que toute langue qui reflète ce genre de progrès sera caractérisée par l’acquisition et le maintien des formes neutres telles que l’indicatif et la troisième personne; elle rejettera et n’acceptera plus des formes complexes telles que l’optatif, le fameux prétérito-présent et les personnes inclusives qui sont de moins en moins usitées dans les langues modernes.

 Il faut d’ailleurs constater que dans les langues modernes, les formes simples jouent un rôle de plus en plus important. Des formes indéterminées au point de vue du mode, de l’aspect et du temps, tout comme des formes impersonnelles dominent des langues telles que l’anglais le français, l’espagnol etc., éliminant progressivement toutes les autres formes visibles dans les grandes langues de civilisation ancienne comme le chinois par exemple, ou certaines langues africaines où les catégories comme le mode ne sont pas dégagées, ou ne le sont que très rarement.

Ceci est d’autant plus important que dans toutes les langues, les phrases ne sont pas construites de façon identique, et même dans une langue donnée, on trouve beaucoup de constructions différentes, dont chacune ne peut toujours être reliée à un mode différent de la pensée, justifiant de ce fait la nécessité de l’accord notionnel. Toute cette architecture relève quasi exclusivement du domaine de la grammaire structurale, et pour cause.

Le problème que l’accord notionnel cherche à résoudre en grammaire structurale reste et demeure celui de la persistance des traits de base d’une catégorie grammaticale, en marge des autres emplois tout aussi valables que les premiers, sans qu’il ne soit possible de rejeter l’un ou l’autre. C’est en cela qu’il faut d’ailleurs comprendre l’usage des termes d’argument et de circonstants dont nous avons fait allusion antérieurement, tant il est vrai qu’en changeant de domaine d’emploi (temps / espace) certaines catégories (les prépositions par exemple) maintiennent leurs traits fondamentaux comme sorte d’invariant.

L’usage des paradigmes temporels constitués sur la base des catégories conduit par exemple à la formation d’un ensemble de structures bien différenciées qui forment un système de la référence temporelle en question, mais qui ne produit pas toujours exactement le même sens ou effet de sens, à cause justement des nuances contextuelles. Du fait de ces oppositions linguistiques, en particulier pour des raisons de fonction de localisation circonstancielle, le système casuel en grammaire structurale peut donner apparemment l’impression d’un certain arbitraire dans son fonctionnement.

Mais l’on ne saurait dénier à cette grammaire le mérite et la capacité quelle a, à procurer à l’élève un sentiment de rationalité dont les études littéraires ne lui fourniront que rarement, ou presque pas l’équivalent, même si l’étude de la grammaire reste encore pour la plupart des élèves, la rencontre la plus évidente avec une structure; structure si incontestable qui offre si peu de prise à l’esprit critique, qu’on aura tendance à en faire le prototype de toute organisation projetée sur l’univers intellectuel.

Ceci étant, et pour répondre en partie à une des questions posées au début, nous dirons, à la suite de Oswald Ducrot (op.cit) que sur le plan synchronique, pour toutes considérations faites sur le contenu des systèmes catégoriel et casuel dans leurs différentes manifestations syntaxiques, le structuralisme du xxe siècle n’a été que fidèle à une vieille notion, celle de structure en vigueur depuis le début. Mais son originalité est plutôt d’avoir établi, par réflexions successives sur les langues, une nouvelle signification de ce mot, et surtout d’avoir su transformer l’idée de structure, et non de l’avoir appliqué simplement.

La transformation de l’idée de structure a permis ainsi de mettre en évidence les différents emplois liés à chaque cas. Ce qui en Europe a donné naissance à tout un courrant de pensée linguistique: la grammaire des cas de Fillmore dont nous nous sommes inspirés abondamment, comme corollaire du structuralisme nord américain de Bloomfield.

 

 

3. Le système casuel et ses différents emplois en grammaire structurale

 

En grammaire structurale, la notion de cas renvoie essentiellement aux différentes formes que prennent les noms, les adjectifs et les pronoms etc., suivant leur fonction dans la phrase. Sur le plan morphologique, seule la terminaison change, laissant invariable le radical, hormis bien entendu, le cas des verbes irréguliers dont la structure ne correspond pas entièrement à cette caractérisation.

Du point de vue de la norme, le latin (en sa qualité de langue source de toutes les langues romanes), nous éclaire suffisamment sur les spécificités liées au fonctionnement de chacun des six cas énumérés plus haut, notamment pour ce qui est de leurs modalités d’emploi sur le plan syntaxique. Pour en avoir une idée ainsi qu’une meilleure compréhension liée aux différents usages, nous nous inspirons ici de quelques exemples pratiques empruntés à Petitmanguin., H (1991 :15). Cette étude décrit les caractéristiques de chacun des six cas évoqués antérieurement. En voici la quintessence.

a- Le nominatif s’emploi généralement comme sujet ou attribut du sujet. Exemple : Rosa est pulchra / la rose est belle.

b- Le vocatif s’emploi pour interpeller. Exemple : O rosa, te admiror / Ô rose, je t’admire ; ou encore Domine, audi me / Maître, écoute-moi.

c- L’accusatif s’emploie surtout comme complément d’objet direct, et aussi comme sujet ou attribut d’une proposition infinitive. Exemple : Admiror rosam / j’admire la rose.

d- Le génitif s’emploie principalement comme complément de nom ou d’adjectif. En français et en espagnol, la préposition utilisée est généralement de. Exemple : Odor rosae / l’odeur de la rose.

e-Le datif s’emploie surtout comme complément d’objet indirect et d’attribution, avec en français l’usage des prépositions à ou pour suivant les circonstances d’énonciation. Exemple : Imbres nocent rosae / les pluies nuisent à la rose.

f- L’ablatif enfin s’emploie généralement comme complément circonstanciel, et nécessite en français l’usage des prépositions de ou par, qui correspondent en espagnol à de ou por / para selon les contextes d’usage. Exemple : Ornatus rosã / orné d’une rose (par une rose).

Mais il va de soi qu’une langue n’est pas un catalogue d’étiquettes et que les groupements des faits dont nous faisons allusion ici ne correspondent pas à la distribution de ces étiquettes ou catégories dans des cases séparées. La structure de chaque cas reflète la nature des rapports entre la grammaire et la sémantique dans la langue donnée et constitue une partie bien déterminée du discours.

Dans tous les mots qui constituent cette partie du discours, les morphèmes grammaticaux [3] (les fameux grammèmes de Bernard Pottier 1987), qui sont les désinences personnelles du verbe sont autant de suffixes pour marquer les classes sémantiques. Mais cette disposition n’est pas forcément liée à la nature casuelle de l’énoncé en présence : vocatif, génitif ablatif etc., mais à la norme syntaxique de fonctionnement, propre à chaque langue. A ce niveau, essayons un peu de comprendre comment les choses fonctionnent de façon globale.

Les syntagmes déterminatifs par exemple présentent dans la phrase des types et sous-types multiples dont le nombre dépend en partie de la structure grammaticale d’une langue donnée. Certains de ces types se retrouvent dans un grand nombre de langues où ils ont reçu une dénomination commune traditionnelle. Par exemple, le déterminant d’un syntagme dont les deux termes sont des substantifs est d’ordinaire désigné sous le nom de génitif. Par contre, dans un syntagme déterminatif dont l’un des termes est un substantif (ou un pronom) et l’autre une forme verbale, la forme verbale est appelée «participatif», si c’est elle qui est le déterminant. Par contre, si c’est le substantif ou le pronom qui est le déterminant, on les désigne comme complément (datif ou accusatif).

Il faut donc dire que l’accusatif ou l’ergatif (selon le type de langue) est le cas déterminant adverbal immédiat (ou tout simplement complément de verbe), alors que le génitif peut être désigné comme le cas déterminant adnominal (ou tout simplement complément de nom).

Tout ceci revient à dire que tout verbe transitif employé comme prédicat dans l’un ou l’autre cas suppose au moins deux substantifs dont l’un désigne l’auteur de l’action du verbe, l’autre, l’objet atteint par l’action exprimée par ce verbe. Sur le plan de la norme, des deux syntagmes formés par le verbe transitif et chacun de ces substantifs, l’un est nécessairement un syntagme prédicatif, et l’autre, un syntagme déterminatif.

Toutes ces précisions ressortissent au plan syntaxique au système casuel dont les nuances sont tributaires du contexte d’énonciation, lequel, au dire de Bernard Pottier (op.cit : p 118-120) doit inclure en même temps « la forme du contenu », notamment sur le plan syntaxique, sans préjudice de l’aspect sémantique qui s’y trouve impliqué, et qu’il dénomme « substance du contenu ». Ces deux aspects constituent en quelque sorte le nœud gordien du problème, si nous examinons par exemple le cas spécifique des différentes constructions prépositionnelles des adjectifs qui relèvent sur le plan casuel du domaine du génitif, avec éventuellement des sous-catégories comme le «complément de transformation» ou de «domaine de compétence»

Ici, le cas le plus spécifique est celui d’adjectif précédé de la préposition de qui introduit un terme représentant la référence d’une appréciation quelconque, c’est-à-dire le point de vue auquel renvoie la qualification exprimée par l’adjectif en question. Prenons quelques exemples :

Robusto de pies (espagnol) → robuste des pieds (aux pieds robustes)

Simple de mirada (espagnol) → simple de regard (au regard simple)

Buen de sabor (espagnol) → bon au goût (au goût très bon).

Nous avons aussi, dans certaines circonstances les compléments casuels, dans les cas linguistiques relevant du domaine de compétence, comme les exemples suivants :

Fuerte en lenguas (habla y escribe bien las lenguas), fort en langues.

Experto en explosivos (en el manejo de explosivos), expert en explosifs etc.

Dans ce deuxième exemple, le complément est introduit par la préposition en. On y perçoit, en effet, la valeur d’intériorité de la préposition mais par rapport à ce qui n’est pas un lieu d’espace, tout au plus un lieu abstrait ou figuré, désigné aussi bien par un substantif que par un infinitif. Michel CAMPRUBI (1999 :91) explique :

« Nous nous retrouvons ainsi au cœur d’une trame de valeurs ou effets de sens qui se recoupent autant qu’ils se différencient.

Casuellement parlant, il est assez malaisé de classer cette sorte de complémentation. Elle reste de l’ordre de la vision rétrospective, certes, avec de et plus ou moins indicative d’une «locativité» abstraite, encore, mais avec moins de parenté vis-à-vis de l’idée de source ou origine que précédemment. On y verra malgré tout, à nouveau, un locatif notionnel.»

Il faut se rappeler que nous avons fait allusion antérieurement à la difficulté de tri qui accompagne parfois le choix des compléments de verbe, tout en insistant brièvement sur le cas spécifique des verbes transitifs ou intransitifs, avec une distinction assez curieuse, entre transitif direct (objet sans préposition) et transitif indirect (objet avec préposition). Il faut dire que cette caractérisation liée à des phénomènes de surface est généralement la source de nombreuses difficultés d’identification comme le reconnaît d’ailleurs explicitement Camprubi. Pour compléter cette idée, nous nous référons à un exemple que nous offre gracieusement Jean Dubois (1966), portant sur le verbe changer, pour observer notamment l’ambiguïté liée à sa caractérisation.

Changer (verbe intransitif)

Changer de (verbe transitif indirect)

Changer quelque chose (verbe transitif)

La confusion de caractérisation ici constatée est une preuve de l’importance, mais aussi de la délicatesse des différents usages liés à la notion de cas en grammaire normative, aussi bien en française qu’en espagnol.

C’est ce qui justifie d’ailleurs une des critiques portées à la linguistique structurale, lui reprochant de s’être contentée de classer tout simplement les éléments d’après leur distribution dans le corpus, tout en prenant seulement en considération la façon dont les morphèmes sont combinés dans les énoncés, c’est-à-dire, ce qui correspond dans la terminologie de Chomsky à la «structure superficielle» de l’énoncé.

Pour mémoire, il faut dire que la grammaire générative, dans son déploiement, nous apprend qu’il y a deux types de règles qui se font sur la base d’une dérivation dont le résultat aboutit à une proposition. Les premières qui sont les règles syntagmatiques génèrent la structure profonde, alors que les deuxièmes, transformationnelles renvoient à la structure dite de surface. Au sujet de ces deux constituants, nous laissons la parole à Francesco D’introno (1990 :35) pour un éclairage supplémentaire. Suivons ce qu’il en dit:

«… la EP(estructura profunda) describe en términos formales la estructura sintáctica de cada oración (da cuenta, pues, de los elementos contenidos en ella, de las classes de elementos, de las relaciones entre elementos y entre clases de elementos), de manera que ésta sirva de base a la interpretación semántica ; la ES (estructura superficial) se deriva de la EP y sirve de base a la interpretación fonológica »

Traduction : …La structure profonde décrit de manière formelle la structure syntaxique de chaque proposition (elle rend compte en effet des éléments contenus en elle, des classes d’éléments, des relations entre éléments et entre classes d’éléments), de manière que celle-ci serve de base à l’interprétation sémantique ; la structure superficielle dérive de la structure profonde et sert de base à l’interprétation phonologique.

De ce point de vue, s’il faut formuler les règles syntagmatiques, il est donc nécessaire de se référer à la description structurale de la structure profonde, en se basant notamment sur les constituants immédiats de la phrase, fondés sur l’analyse syntaxique de type structurale (déjà présente chez Saussure 1916) comme chez Bloomfield (1933) ou chez Hockett., C (1958). Celle-ci nous apprend en effet que si nous considérons un énoncé comme Marie mange une banane / María come un plátano il est possible, grâce au processus de segmentation, de le subdiviser en morphèmes (ce qui en réalité n’est pas un mécanisme différent de celui de la grammaire structurale) afin de mettre en évidence sa structure interne. Par ce mécanisme, nous aurons par exemple le tableau suivant :

 

 

 

Marie mange une banane
Marie mange une       banane
Marie mange                                 une                     banane                   
Marie                                      mange                                     une                                    banane

 

      

De cette représentation, nous aboutissons à l’arbre syntaxique de visualisation, qui présente la même analyse avec un peu plus de détails et de clarté, soit en figure :

 

 

Phrase de base

 

Marie mange une banane

 

 

 

        Syntagme Nominal                                                             Syntagme verbal

 

                Marie                                                                            mange une banane

 

 

                Nom                                                         verbe              syntagme nominal

 

                Marie                                                        mange                une banane

 

 

                                                                                                        Déterminant     Nom

 

                                                                                                                Une           banane

 

 

 

De ces deux représentations, nous aurons la plus simplifiée qui se présente sous forme pyramidale, où chaque constituant immédiat de la phrase se retrouve dans une case isolée, le tout constituant un ensemble coordonné.

 

plátano

Un plátano

Come un plátano

María come un plátano

 

                                                                        

                                               

 

4. Conclusion

 

Au moment de mettre fin à cette étude, nous avons le souci de n’avoir pas pu aborder tous les aspects de la question, compte tenu de l’immensité du problème. Mais, nous avons pleine conscience d’avoir ouvert un débat. Peut-être la véritable raison d’être de toute recherche scientifique se situe t-elle là, c’est-à-dire dans une volonté permanente d’observer, de critiquer, mais aussi de prendre position. Aussi pensons-nous, à la suite de tout ce qui précède que les systèmes casuel et catégoriel constituent des paradigmes de la variabilité de la norme en grammaire structurale. C’est pour cela que leur matière d’œuvre porte essentiellement sur l’organisation structurale de la phrase, avec une notion chère qui est celle des constituants immédiats. Ainsi, de Bloomfield (1933) à Hockett (1958) en passant par Wells, R (1947), Fillmore (avec sa grammaire des cas), cette réalité semble avoir bravé l’épreuve du temps, en ouvrant en permanence des pistes de reflexion sur le générativisme de Chomsky. Nous venons en effet d’en obtenir la preuve à travers notre dernier exemple.

 

 
Notes

 

[1] « Dans de nombreux cas, pour séparer les compléments essentiels des circonstanciels qui ne sont pas incorporés au lexique–grammaire, il a fallu prendre des décisions individuelles, c’est-à-dire raisonner cas par cas, sur des verbes particuliers. L’ensemble de ces décisions est si complexe et varié qu’il n’est pas possible de donner une définition de phrase élémentaire. Nous sommes donc amené à définir les compléments essentiels des verbes du français comme étant ceux qui sont représentés dans le lexique-grammaire construit au L.A.D.L (…) »

[2] Anthropologie structurale, chap. XV, p. 306.

[3] Il faut faire la différence entre d’une part, les morphèmes grammaticaux qui ne sont rien d’autre que les désinences verbales ou grammèmes, selon la terminologie de Pottier, et d’autre part les morphèmes lexicaux ou lexèmes qui renvoient à la racine du verbe, selon la même terminologie.

 

 

 

Bibliographie

 

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